Obstacles gouvernementaux à l'appui du développement économique autochtone
- Stephanie Blondin
- 29 août 2022
- 9 min de lecture
Perspectives d'une personne ayant récemment quitté la fonction publique

Le développement économique est l'un de ces sujets dont l'ampleur et la profondeur sont remarquables. Il y a différentes façons de l'aborder et de valeurs pour l'encadrer. Au Canada, c'est un domaine qui a été façonné par une interprétation occidentale des affaires, où l'individualisme et le profit monétaire sont au centre de l'activité économique. Dans ce contexte, le développement économique autochtone est confrontée à des défis complexes.
Le développement économique autochtone est florissant au Canada. Selon un rapport RBC de 2020, le nombre de propriétaires d'entreprises autochtones augmente cinq fois plus vite que celui des travailleurs indépendants canadiens, et les femmes autochtones créent des entreprises deux fois plus que les femmes non autochtones.[1] Le réseau d'institutions financières autochtones (IFA) témoigne de cette activité économique florissante. Au cours de leurs 30 années d'existence, les IFA ont accordé plus de 50 000 prêts totalisant plus de 3 milliards de dollars à des entreprises appartenant aux Premières nations, aux Métis et aux Inuits, et 95 % de ces prêts ont été entièrement remboursés.
Il ne fait aucun doute que le développement économique autochtone et l'économie canadienne au sens large sont liés. Le rapport 2016 du Conseil national de développement économique autochtone intitulé "Réconciliation : Stimuler l’économie canadienne" a souligné que la marginalisation économique des populations autochtones coûte 27,7 milliards de dollars à l'économie canadienne chaque année.[2] Il y a de la valeur à soutenir l'entrepreneuriat autochtone au Canada.
Malgré tout ce potentiel, l'activité économique autochtone est confrontée à de sérieux défis. Certains de ces défis ont trait aux spécificités de l'activité économique autochtone. Par exemple, les données montrent que les entreprises autochtones sont généralement plus petites et œuvrant dans des régions plus éloignées que les entreprises non autochtones. De nombreuses études ont montré que les entreprises autochtones (de toutes tailles) ont plus de difficultés à accéder aux financements que leurs homologues non autochtones et que nombre d'entre elles sont limitées par la législation coloniale qui restreint leurs possibilités.
Mais il existe une autre catégorie d'obstacles dont on parle moins souvent : les défis qui existent au sein des structures gouvernementales et qui limitent le soutien du gouvernement au développement économique autochtone. Au cours de ma carrière dans la fonction publique fédérale, j'ai été témoin de trois principaux types de défis au développement économique autochtone.
1 - Enveloppes (trop nombreuses) de financement cloisonnées
Il existe plusieurs sources de financement disponibles pour soutenir les initiatives de développement économique autochtone dans les différentes juridictions gouvernementales - fédérale, provinciale et municipale. De plus, il existe différents départements ou ministères au sein de chaque juridiction qui peuvent financer l'activité économique. Cela s'explique par le fait que l'on peut aborder le financement du développement économique autochtone sous de nombreux angles différents. Avez-vous besoin de financer la formation des personnes pour qu'elles trouvent un emploi ? Ou avez-vous besoin de fonds pour lancer ou développer votre entreprise ? Ou pour acheter des équipements ? Pour vous adapter au changement climatique ? Pour offrir des possibilités d'emploi aux femmes ? Chacun de ces besoins de financement serait couvert par une organisation gouvernementale différente.
Pour ajouter à la complexité, certains de ces volets de financement se chevauchent, de sorte que des types d'activités similaires peuvent être couverts par plus d'un programme. Les programmes gouvernementaux contiennent souvent des clauses pour les bénéficiaires autochtones permettant le cumul de fonds pour couvrir jusqu'à 100 % du coût total d'un projet. En fait, de nombreux programmes encouragent les demandeurs à obtenir des fonds de diverses sources et les demandes sont évaluées favorablement lorsqu'elles démontrent un financement complémentaire. Le problème, cependant, est que c'est à l'entrepreneur, à la communauté ou à l'organisation autochtone qu'il incombe de rechercher le financement afin de l'assembler comme un grand casse-tête financier. En fonction de la taille et de la portée du projet économique, la tâche peut s'avérer ardue.
Prenez un projet d'énergie renouvelable autochtone, par exemple. Le changement climatique et la réconciliation sont actuellement deux des priorités du gouvernement fédéral. Il existe donc de nombreuses possibilités de financement au niveau national. La construction, la mise en place et l'entretien d'un projet d'énergie renouvelable autochtone pourraient être admissibles à un financement fédéral auprès de :
Services aux Autochtones Canada ou Couronne et Relations avec les Autochtones et Affaires du Nord Canada (soutien au développement économique, social et environnemental au sud du 60e parallèle et dans le Nord) ;
Ressources naturelles Canada (soutien à l'avancement du secteur de l'énergie propre et aux initiatives visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre) ;
Environnement et changement climatique Canada (soutien aux projets qui ont un impact positif sur l'environnement) ;
Banque canadienne d'infrastructure (soutien aux grands projets d'infrastructure) ;
Agence de développement régional (soutien au lancement ou à la croissance de petites et moyennes entreprises dans des régions spécifiques) ;
Emploi et Développement social Canada (soutien pour accroître l'emploi et faciliter la formation) ; et
Science et développement économique Canada (soutien à l'avancement des technologies et des pratiques novatrices).
Chacun de ces ministères peut avoir plus d'un programme actif, tous lancés à des moments différents et utilisant des processus d'admission distincts. Ajoutez à cela les divers programmes qui existent sous l'égide des gouvernements provinciaux ou territoriaux et vous obtenez un gigantesque canevas de financement dans lequel il faut naviguer. Il ne fait aucun doute que la tâche n'est pas simple pour un entrepreneur qui cherche un financement pour soutenir la création de la richesse autochtone.
Il y a de bonnes nouvelles. Certaines organisations gouvernementales tentent de résoudre ce problème en collaborant et en mettant en commun leurs fonds pour soutenir les demandeurs autochtones. L'exemple le plus direct est l'initiative de partenariats stratégiques de Services aux Autochtones Canada. L'objectif de ce programme est de fournir aux partenaires fédéraux un moyen de coordonner leurs efforts, de réduire le fardeau administratif et de mettre en commun les ressources pour soutenir le développement économique autochtone. Un autre exemple est l'annonce récente par le gouvernement fédéral de la création d'un guichet unique pour accéder aux ressources et au financement de l'énergie afin d'aider les communautés autochtones et éloignées à réduire leur dépendance au diesel grâce à des technologies propres.[3] Ces deux initiatives sont des pionnières au sein du gouvernement fédéral pour ce type d'approche, mais elles restent une exception à la règle générale du financement basé sur des programmes cloisonnés. Il faut faire davantage.
2 - Priorités (concurrentes) à financer
Les gouvernements, qu'ils soient provinciaux, territoriaux ou fédéraux, financent un large éventail de programmes autochtones dans le cadre de leur travail de réconciliation. Par exemple, Services aux Autochtones Canada a des programmes fédéraux pour financer le logement, la santé, l'infrastructure communautaire, la gouvernance, l'éducation et le développement économique. Il existe de nombreux objectifs valables et importants qui nécessitent un financement dans tous ces domaines.
Je suis persuadée que si les gouvernements pouvaient financer chaque objectif, ils le feraient probablement. Malheureusement, la structure actuelle des politiques publiques ne le permet pas. Chaque année, une activité importante a lieu dans l'appareil gouvernemental pour élaborer les budgets annuels. Grâce à cet exercice, chaque ministère se voit attribuer un budget et doit généralement travailler dans le cadre de ce budget. C'est une tâche difficile que de hiérarchiser les fonds et de les allouer aux domaines qui en ont besoin. Les budgets étant limités, des décisions difficiles doivent être prises.
Lorsqu'il s'agit de questions autochtones, la réalité est que le vaste éventail de domaines à financer crée un environnement de priorités concurrentes. Lorsqu'ils sont confrontés à des problèmes sociaux urgents au sein des communautés, les décideurs ont tendance à donner la priorité à ces objectifs immédiats plutôt que de financer des projets de développement économique, souvent considérés comme moins urgents. De cette façon, le développement économique est la moins bien lotie (moins financée) de toutes les priorités.
En termes clairs, lorsqu'une organisation gouvernementale doit décider si elle doit financer du logement pour une communauté dont les maisons sont surpeuplées ou un projet de développement économique pour lancer une nouvelle entreprise, les besoins les plus immédiats en matière de logement ont tendance à être financés. Prise isolément, cette décision est logique. Personne ne conteste que le logement et la santé sont des éléments clés du bien-être d'une communauté. Mais lorsque ce type de priorisation se répète année après année, il devient un défi systémique pour le développement économique autochtone. En fait, le développement économique devient un élément secondaire sur lequel on compte pour les bonnes nouvelles qu'il peut générer.
Heureusement, les dirigeants autochtones le savent et le comprennent. Ils ne ménagent pas leurs efforts pour que les gouvernements reconnaissent l'importance du soutien au développement économique. Les dirigeants autochtones rappellent également au Canada toutes les contributions qui ont été apportées à l'économie du pays jusqu'à présent et l'incroyable potentiel qui reste à réaliser grâce à la concrétisation de ce qui est appelé en anglais "Indigenomics"[4]. Les gouvernements doivent entendre ce message.
3 - Le financement (avec des conditions)
En général, le financement gouvernemental du développement économique arrive sous la forme d'accords de contribution. Plus rarement, il est alloué sous forme de subventions. La principale différence est que les exigences en matière de rapports administratifs sont plus lourdes pour les accords de contribution que pour les subventions. Le financement est alloué dans le cadre d'un programme qui vise des objectifs spécifiques. L'argent doit être dépensé pour atteindre ces objectifs. Une fois dépensé, le bénéficiaire doit rendre compte de la façon dont les fonds ont été dépensés dans les gabarits prévus à cette fin.
Le problème avec cette méthode de financement est qu'elle est assortie de conditions strictes. En exigeant que les fonds soient dépensés pour un ensemble spécifique d'activités économiques, cela restreint la manière dont une communauté ou un entrepreneur peut les dépenser. Cela les empêche également de s'adapter à des circonstances exceptionnelles si une nouvelle priorité se présente au sein de la communauté.
Imaginons, par exemple, un programme gouvernemental qui finance la formation d'employés autochtones afin d'accroître leurs capacités. L'accord de contribution préciserait les coûts admissibles, tels que les coûts de formation et les fournitures nécessaires à la formation. Les fonds ne peuvent être dépensés pour quoi que ce soit qui ne soit pas explicitement listé dans l'accord de contribution comme un coût admissible. Dans cet exemple, si une personne participant à la formation avait besoin d'aide pour le transport afin de se rendre à la formation, les fonds ne pourraient pas être utilisés à cette fin. De plus, si la communauté était confrontée à une crise sanitaire, elle ne pourrait pas réaffecter les fonds à cette priorité puisqu'elle ne relève pas de l'accord de contribution, malgré le fait que la santé des membres de la communauté et leur participation à la formation soient intimement liées.
Une autre contrainte est que les programmes gouvernementaux qui financent le développement économique adoptent une vision occidentale du développement économique. Ainsi, le financement gouvernemental se concentrera sur des cibles spécifiques pour évaluer le succès des projets financés. Par exemple, le financement du développement économique par Services aux Autochtones du Canada sera axé sur la création d'emplois et celui d'Environnement et changement climatique Canada sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Les fonds fournis doivent être utilisés de manière à atteindre ces résultats spécifiques. Cette façon de voir le développement économique va à l'encontre d'une approche plus holistique de l'économie relationnelle qui peut être prisée par les communautés ou organisations autochtones.
A priori, s'assurer que le financement gouvernemental est assorti de conditions appropriées est logique du point de vue de la politique publique puisque les dépenses de l'argent des contribuables sont soumises à un haut niveau de redevabilité. Toutefois, on peut se demander si ces conditions doivent être adaptées à un contexte de développement économique autochtone. Plus précisément, la reddition de comptes à l'égard des fonds publics est valable, mais elle devrait être adaptée au contexte autochtone afin que les dirigeants autochtones soient responsables envers leurs communautés de l'utilisation appropriée de ces fonds, et non envers le gouvernement du Canada. L'évaluation des résultats est basée sur des concepts occidentaux et les bénéficiaires autochtones n'ont aucun contrôle sur les termes de résultats dans le cadre de leur financement.
Les gouvernements font des progrès pour relever cet ensemble de défis. Services aux Autochtones Canada, par exemple, travaille depuis 2016 avec les dirigeants des Premières Nations pour élaborer une nouvelle relation financière. L'objectif de cette initiative est de fournir des subventions sur 10 ans aux communautés qui pourraient utiliser ce financement prévisible et flexible pour répondre à leurs priorités d'une manière qu'elles jugent adaptée à leur communauté. Il faut multiplier les initiatives de ce genre dans toutes les administrations et dans tous les départements et ministères.
En gros, il existe des problèmes au sein des structures gouvernementales qui entravent le soutien au développement économique autochtone.
En raison du cloisonnement des financements, de l'inégalité des priorités et de la rigueur des mesures de reddition de comptes, il est difficile pour les entrepreneurs, et les communautés autochtones de bénéficier pleinement des fonds publics destinés à la création de richesses autochtones.
La stratégie nationale pour l'économie autochtone du Canada, récemment publiée, a spécifiquement demandé au gouvernement de revoir ses programmes et ses politiques afin d'éliminer les obstacles qui empêchent les entrepreneurs autochtones de réaliser leur plein potentiel. En réponse à cette demande, le gouvernement a la possibilité de revoir son ensemble de politiques et de programmes en vue de les adapter aux besoins spécifiques de l'entrepreneuriat autochtone.
À court terme, la solution à ces défis réside dans une plus grande horizontalité au sein du gouvernement et une plus grande flexibilité dans le financement. À moyen terme, cependant, la véritable solution réside dans le transfert des programmes gouvernementaux, de sorte que les dirigeants autochtones puissent prendre en main le financement du développement économique et le retirer entièrement des structures gouvernementales. De cette façon, les valeurs autochtones pourraient servir de prisme fondamental pour le financement du développement économique autochtone. J'ose espérer.
[1] RBC (June 2020) “Indigenous Entrepreneurship in Canada: The Impact and the Opportunity”. Available at: https://discover.rbcroyalbankcom/indigenous-entrepreneurship-in-canada-the-impact-and-the-opportunity/
[2] Le rapport est disponible au : http://www.naedb-cndea.com/fr/national-reconciliation-the-27-7-billion-argument-for-ending-economic-marginalization-2/
[3] Note: J'ai été Directrice de l'initiative des partenariats stratégiques de 2016 à 2018 et Directrice principale à Ressources naturelles Canada de 2021 à 2022, responsable de la programmation hors-diesel. Il peut y avoir d'autres exemples qui existent et qui n'ont pas été mentionnés ici.
[4] Comme l'a déclaré la fondatrice d'Indigenomics, Carol Anne Hilton, "Indigenomics est un mot nouveau. Il est destiné à servir d'outil pour faire prendre conscience, au niveau national et mondial, de l'importance de faire comprendre les relations économiques et juridiques des autochtones et leur rôle dans l'économie moderne d'aujourd'hui." Traduction par l'auteure de ce blog. Indigenomics : Taking a Seat at the Economic Table (Gabriola Island, BC : New Society Publishers, 2021), page 7.
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